Un long cortège de copieurs
Dans l’histoire littéraire, les plagiats, célèbres et inconnus, sont soigneusement occultés, surtout quand ils concernent les « grands écrivains ». Nous levons donc ici le voile sur un sujet tabou. Pourtant, quelques précautions s’imposent, liées à l’évolution de cette notion au cours de l’histoire.
La notion de plagiat, en effet, a évolué au cours des siècles, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, comme nous l’expliquons dans notre page sur les grandes étapes de l’histoire du plagiat littéraire. On ne peut donc apprécier un cas de plagiat qu’en le situant dans son époque. Ainsi, Molière ou Corneille sont souvent pointés du doigts comme des plagiaires, tant leurs oeuvres s’inspirent, quelquefois même jusqu’au recopiage littéral, de leurs contemporains espagnols ou italiens et, indéniablement, des Anciens. Souvenons-nous que jusqu’au XVIIe siècle, la tradition de l’imitation et l’admiration pour les auteurs de l’Antiquité projettent immanquablement l »ombre des Grecs et des Latins sur l’oeuvre des écrivains. Corneille illustre aussi cette libre pratique de l’imitation créatrice : la genèse du Cid , entre réminiscence, tradition et traduction, en offre un exemple probant. Dès la première représentation, Le Cid suscita une vive polémique et, en particulier, l’accusation de plagiat de Scudéry : « Presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées. »
Les emprunts de Racine s’inscrivent dans la même tradition d’« imitation heureuse » ; pour preuve :
Gabriel Gilbert, Hippolyte ou le Garçon insensible (1647) |
HIPPOLYTE : Si je suis exilé pour un crime si noir, Hélas ! qui des mortels voudra me recevoir ? Je serai redoutable à toutes les familles, Aux frères pour leurs sœurs, aux pères pour leurs filles. THÉSEE : Va chez les scélérats, les ennemis des cieux, Chez les monstres cruels, assassins de leurs mères ; Ceux qui se sont souillés d’incestes, d’adultères ; Ceux-là te recevront… |
Racine, Phèdre (1677) |
HIPPOLYTE : Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez, Quels amis me plaindront quand vous m’abandonnez ? THÉSEE : Va chercher des amis dont l’estime funeste Honore l’adultère, applaudit à l’inceste, Des traîtres, des ingrats, sans humeur et sans foi Dignes de protéger un méchant tel que toi. |
Les deux extraits offrent la même trame narrative, le même passage de la forme interrogative au mode impératif. Probablement, on n’écrirait plus aujourd’hui, sans un sentiment de faute — et sans risques ! —, un texte si directement inspiré. Mais, au XVIIe siècle, ne s’agissait-il pas de deux variations à partir d’un mythe bien connu ?
Le XVIIIe siècle marque le dernier souffle de cette tradition où l’art était avant tout un hommage de la créature au Créateur, une répétition imitative de la création, sous l’autorité des Anciens grecs et latins. Le siècle des Lumières voit, en effet, l’avènement de l’individu, revendiquant pour lui-même la propriété de son œuvre. Les poursuites acharnées contre les plagiaires se multiplient et prennent des allures vengeresses. Au XIXe siècle, le genre de la bibliographie « scientifique » atteint sa perfection et Joseph-Marie Quérard fait figure de justicier dans ses Supercheries littéraires dévoilées (1867). Comme Balzac, il dénonce le commerce qu’est devenue la littérature, avec l’industrialisation du secteur de l’édition.
« Depuis 1830 surtout, la littérature en général, n’est plus une mission chez les écrivains contemporains. Écrire est devenu un négoce, un moyen de parvenir, un moyen d’argent. »
Les Supercheries littéraires dévoilées, Paris, Paul-Daffis libraire-éditeur, 2e édition, 1869, p. 71.
Faut-il mettre au compte des spéculations purement financières les plagiats célèbres de certains de nos auteurs les plus connus, comme Musset ?… La Revue de poche (6e livraison, 25 février 1867) met deux textes en regard, la scène 2 du Distrait de Carmontelle et, recopiée à quelques mots près, un passage des Comédies et proverbes de Musset :
Carmontelle, Le Distrait (1783) |
LE MARQUIS : – Holà ! ho ! quelqu’un ! LE BLOND : – Qu’est-ce que veut monsieur le marquis ? LE MARQUIS : – Allons, donne-moi ma robe de chambre et mes pantoufles ; je veux me lever. LE BLOND : – Vous badinez, monsieur le marquis. |
Musset, On ne saurait penser à tout (1849) |
LE MARQUIS : Holà ! ho ! quelqu’un ! VICTOIRE : – Qu’est-ce que veut monsieur le marquis ? LE MARQUIS : – Donnez-moi une robe de chambre. VICTOIRE : – Vous badinez, monsieur le marquis. |
Lamartine, autre auteur d’un plagiat célèbre et copieur des poètes oubliés du XVIIIe siècle, les sort de l’ombre ; quelques réussites les plus vénérées du poète ne sont quelquefois que vols soigneusement dissimulés :
Le fameux hémistiche du « Lac » :
«Ô temps, suspends ton vol, et vous, heures propices,»
provient de l’« Ode sur le temps » d’Antoine-Léonard Thomas :
«Ô temps, suspends ton vol ! Respecte ma jeunesse !»
ainsi que l’original « Océan des âges ». On ne sauvera même pas du plagiat
«Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !»
volé à Nicolas-Germain Léonard dans « L’isolement », à une syllabe près :
«Un seul être me manque, et tout est dépeuplé !» Enfin, c’est ce que la rumeur ne cesse de répéter. Impossible de retrouver le poème plagié dans l’oeuvre de Léonard ! A vous de prouver ce supposé plagiat de Lamartine….
Il faudrait encore évoquer les plagiats de Stendhal mais ceux d’Alexandre Dumas sont systématiques et célèbres. Les Trois Mousquetaires sont en partie empruntés, ainsi que Gaule et France, à Chateaubriand et à son ami historien Auguste Thierry ; les romans Albine et La Chambre rouge sont les reproductions serviles d’un roman d’outre-Rhin ; la nouvelle La Chasse au chastre, d’environ deux cents pages, est de Louis Méry qui l’avait donnée dans La Presse… On pourrait continuer à l’infini ce catalogue à la Dom Juan des conquêtes — ou des pillages — de Dumas. L’écrivain prolifique n’avait-il pas sous ses ordres, pour son œuvre « gigantesque », quelque soixante-quinze prête-plumes ? Dumas balaye sans scrupule toutes ces tracasseries d’une formule sans appel : « Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa l’inventer : il le fit à son image ! »
Je vous renvoie au premier chapitre de mon essai Du plagiat (Gallimard, Folio, 2011) pour retrouver bien d’autres exemples de plagiaires ou présumés plagiaires, célèbres ou inconnus, avec toutes les explications nécessaires, ainsi que des indications bibliographiques qui vous permettront de satisfaire votre curiosité.
Et aujourd’hui ?
Nous ne livrons pas une liste exhaustive des auteurs mis en cause pour plagiat à l’époque contemporaine. Les plagiats célèbres défrayent la chronique mais d’autres, inconnus, échappent à la médiatisation. Certaines accusations ont été démenties par les tribunaux, d’autres ont été étouffées par des arrangements à l’amiable entre éditeurs, solution plus discrète et moins coûteuse. Quand on entreprend de juger de l’influence en matière littéraire, la prudence est de mise : les phénomènes de mode ou d’époque, l’air du temps en quelque sorte, ne sont pas à négliger avant de porter d’humiliantes accusations. Les juges le savent et prennent en compte le caractère aléatoire de la circulation des idées et de leur mise en forme. À chaque époque sa culture, son fonds de lectures communes et la convergence inévitable de certaines références littéraires. Depuis le XXe siècle, les notions de collage et d’intertextualité ont ajouté à la confusion et compliquent toute recherche sur les sources.
A lire : « Les plagiaires, ces usurpateurs peu inquiétés de la littérature française », in « Le plagiat, une impunité française » (1/6), Le Monde des livres, 16 juillet 2021, p. 25-26
Dans l’essai Du plagiat, nous avons consacré tout le chapitre II à la pratique du plagiat aujourd’hui, en expliquant les nouvelles conditions de production du livre qui accélèrent la pression sur la création et sur la publication de livres rentables pour des publics ciblés. Nombre d’exemples forment un panorama significatif de ces ouvrages qui répondent souvent davantage à des impératifs commerciaux que purement littéraires. Le goût du public pour les biographies historiques, dans les années quatre-vingt, a été largement exploité. Des écrivains réputés se sont vus sollicités par des maisons d’édition pour répondre à cette demande.
La revue Lire (n° 196, janvier 1992, p. 26) a révélé un grotesque plagiat de Paul Guth qui avait publié en 1991 chez Albin Michel un récit intitulé Moi, Ninon de Lenclos, courtisane. L’ouvrage de cet écrivain de grande notoriété avait bien évidemment rallié davantage de lecteurs que la biographie de la même Ninon de Lenclos (Fayard) publiée en 1984 par Roger Duchêne, chercheur à l’Université de Provence et spécialiste du XVIIe siècle : « Le second, en universitaire rompu à l’épluchage des archives et des manuscrits, a effectué de nombreuses recherches pour effectuer son livre. Le premier s’est contenté d’aller chercher le livre du second chez le libraire » et d’en reprendre tout le déroulement — ce qui serait sans doute pardonnable pour une biographie et son inévitable chronologie — mais aussi les citations, les références et des extraits de texte.
Dans notre page sur les informations juridiques, nous avons aussi présenté le cas de Henri Troyat dont la biographie sur Juliette Drouet, la maîtresse de Victor Hugo (Flammarion, 1997) a été qualifiée de contrefaçon par la cour d’appel de Paris le 19 février 2003 : les deux chercheurs, Gérard Pouchain et Robert Sabourin, y avaient reconnu leur propre bien, Juliette Drouet ou la Dépaysée, publié chez Fayard en 1992.
Autre cas d’école, la biographie de Spinoza :
« Quand Alain Minc, l’auteur plagiaire et très médiatisé d’une biographie imaginaire de Spinoza[1], s’est retrouvé face à son plagié, un de ces chercheurs de l’ombre, professeur de philosophie à Bordeaux, il crut bon de lui déclarer : « Un militant spinoziste comme vous aurait dû se réjouir de voir l’amateur éclairé que je suis contribuer à davantage remettre Spinoza au cœur de l’actualité que n’y parviennent malheureusement pas les spécialistes les plus respectables… »[2] Or, il faut savoir que ce respectable spécialiste qu’est Patrick Rödel a lui-même publié sous le titre de Spinoza, le masque de la sagesse[3] une biographie imaginaire tout aussi agréable à lire et plus fiable que celle de son plagiaire. A qui la faute si Alain Minc a pu bénéficier d’une publicité systématique, contrairement à son plagié ? Une telle désinvolture, liée sans doute à un sentiment d’impunité, caractérise souvent ces notables de la littérature. »
[1] Spinoza, un roman juif, Gallimard, 1999.
[2] Article « Le Minc dans le sac », Pascale Nivelle, Libération, 3 février 2000.
[3] Ed. Climats, 1997.
Plagiats, les coulisses de l’écriture, Editions de la Différence, 2007, p. 80.
Qu’importe la condamnation pour contrefaçon dont Alain Minc fit l’objet en 2001 (TGI de Paris) ? Le plagiaire récidiva en 2013 avec une biographie de René Bousquet écrite par Pascale Froment :
« La justice a finalement estimé qu’Alain Minc avait contrefait 47 passages d’une biographie de René Bousquet dans son dernier ouvrage L’Homme aux deux visages. Jean Moulin, René Bousquet, itinéraires croisés, paru chez Grasset en mars 2013. Le tribunal a ordonné, mardi 2 juillet, l’insertion d’un encart dans le livre incriminé et a condamné solidairement l’essayiste et son éditeur à verser à Pascale Froment 5000 euros de dommages et intérêts provisionnels et 6000 euros pour les frais de justice. »
« Alain Minc condamné pour plagiat », par Françoise Dargent, in Le Figaro, 2 juillet 2013.
Nous avons étudié bien d’autres cas de plagiats célèbres et inconnus, dont certains ont été qualifiés de contrefaçons par les tribunaux. Signalons, entre autres, ceux qui nous ont permis de développer une méthode d’analyse des similitudes et d’identifier les critères les plus caractéristiques d’un plagiat.
* Thierry Ardisson, Pondichéry, Albin Michel, 1993. Pas de procès : livre retiré de la vent par l’éditeur.
Voir l’analyse dans Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 67-69.
* Calixthe Beyala, Le petit prince de Belleville, Albin Michel, 1992. TGI de Paris, 7 mai 1996.
Voir l’analyse dans Plagiats, les coulisses de l’écriture, Ed. de La Différence, 2007, p. 147-151 (analyse textuelle informatisée avec Lexico).
Voir aussi Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 63-65.
* Régine Deforges, La Bicyclette bleue, Ramsay, 1981. Cour d’appel de Versailles, 15 décembre 1993 : pas de contrefaçon.
Voir l’analyse dans Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 234-252.
Voir aussi : « La Bicyclette bleue de Régine Deforges, autant en emporte la copie », in « Le plagiat, une impunité française » (3/6), Le Monde des livres, 28 juillet 2021.
* Irène Frain, La Guirlande de Julie, Robert Laffon, 1991. Cour d’appel de Paris, 10 mai 1996.
Voir l’analyse dans Plagiats, les coulisses de l’écriture, Ed. de La Différence, 2007, p. 87-94.
* Michel Le Bris, D’or, de rêves et de sang – L’épopée de la flibuste 1494-1588, Hachette, 2001. TGI de La Rochelle, 23 avril 2002.
Voir l’analyse dans Plagiats, les coulisses de l’écriture, Ed. de La Différence, 2007, p. 81-87.
* Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, Seuil, 1968. Pas de procès.
Voir l’analyse dans Petite enquête sur la plagiaire sans scrupule, Ed. Léo Scheer, 2013, p. 85-91.
* Françoise Sagan,
Le Chien couchant, Flammarion, 1980. Cour de cassation, 23 février 1983 : pas de contrefaçon.
Voir l’analyse dans Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 93-95.
* André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes, Ed. du Seuil, 1959. Pas de procès.
Voir l’analyse dans Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 80-82.
* Henri Troyat, Juliette Drouet, Flammarion, 1997. Cour d’appel de Paris, 19 février 2003.
Voir l’analyse détaillée dans Plagiats, les coulisses de l’écriture, Ed. de La Différence, 2007, p. 97-103.
* Jean Vautrin, Un grand pas vers le bon dieu, Grasset, 1989. Cour d’appel de Paris, 16 janvier 1999 : pas de contrefaçon.
Voir l’analyse détaillée dans Plagiats, les coulisses de l’écriture, Ed. de La Différence, 2007, p. 141-142.
Voir aussi Du plagiat, Gallimard, « Folio », 2011, p. 253-264.
Je vous laisse découvrir les multiples autres cas analysés dans ces ouvrages, en vous reportant aux index qui permettent d’accéder rapidement à l’exemple recherché.
« Il y a des gens qui mettent leurs livres dans leur bibliothèque, mais M… met sa bibliothèque dans ses livres. (Dit d’un faiseur de livres faits.) »
Sébastien-Roch Nicolas Chamfort (1740-1794), Maximes et pensées.
A lire, une affaire d’imposture intellectuelle : « Plagiats, les nouveaux faussaires », in « Décryptages Débats », Le Monde, 16 avril 2013, p. 19.